Rêve d’hydra ou le vieillissement comme inacceptable

Conférence : Rêve d’hydra : la biogérontologie ou le corps vieillissant comme inacceptable, Institut Municipal Angers, 19 octobre et 9 novembre 2016

« Rêve d’hydra: la biogérontologie ou le corps vieillissant comme inacceptable » iPierre Chauvaud et Marie-José Grihom (dir.), Les corps défaillants. Du corps malades, usés, déformé au corps honteux, Paris, Imago, 2018, p. 341-353.

« Julius Deane était âgé de cent trente-cinq ans avec un métabolisme assidûment remanié par une fortune hebdomadaire en sérums et hormones. Sa première couverture contre le vieillissement consistait en un pèlerinage annuel à Tokyo, où les chirurgiens génétiques recomposaient le code de son ADN […]. Ensuite, il volait jusqu’à Hong Kong se commander costumes et chemises pour l’année. »

William Gibson, Neuromancien, 1984.

« Why we should cure aging? Because it kills people »

 

Aubrey de Grey

Introduction

En 2015, une nouvelle incroyable était rapportée : le premier médicament anti-âge, la Metformine, un antidiabétique, allait être testé sur des humains. Certains se prirent à rêver : allions-nous pouvoir vivre jusqu’à 120 ans ?[2]Plus récemment, en 2016, la revue Nature annonçait que l’espérance de vie de souris génétiquement modifiées avait pu être augmentée de 30 %[3]. Le rêve d’hydra est-il à portée de main ? Hydra fait partie des cnidaires. Les cnidaires – dont l’étymologie signifie ortie – sont des espèces animales aquatiques urticantes comme la méduse, l’anémone de mer, les coraux, etc. Dans cet embranchement, on trouve l’hydre ou hydra, un pluricellaire d’apparence végétale. L’hydra, grâce à ses capacités régénératrices, est considérée par les généticiens comme quasi immortelle. N’importe quel fragment du corps contient des cellules permettant de régénérer l’animal dans sa totalité[4]. C’est au naturaliste suédois Carl von Linné (1707-1778) que l’on doit ce nom faisant référence à l’Hydre de Lerne : un serpent à sept têtes qui repoussaient si on ne les coupait pas toutes en même temps. Dans ce texte nous allons nous intéresser à l’Homo sapiens, à sa lutte contre le vieillissement développée par la médecine dite anti-âge. La médecine anti-âge est une discipline controversée qui a pour objet de comprendre, maîtriser voire inverser le processus de sénescence : le vieillissement qui conduit à la mort. Aubrey de Grey, dans la posture radicale du biogérontologue, est la figure la plus charismatique de ce champ. À la croisée de ses publications et de travaux anthropologiques liminaires, nous allons tenter de cerner la signification du corps vieillissant considéré comme défaillant, inacceptable, qui manque à ses obligations, qui fait défaut, qui se dérobe. Un vieillissement envisagé comme un processus à déconstruire, une invitation même à changer de paradigme.

La médecine anti-âge (AA)

Si ce rêve d’avoir une prise sur l’âge, sur le passage du temps, est caressé par les hommes depuis la nuit des temps, et ce dans toutes les cultures[5], il a été revivifié dernièrement par la médecine anti-âge. Depuis les années 1990, elle s’est constituée, notamment aux États-Unis, comme un champ à part entière. Parfois appelée médecine de longévité, management de l’âge, la médecine anti-âge recouvre une grande diversité de praticiens et de chercheurs. Ceux qualifiés, de manière sensationnaliste, d’« immortalistes » comme Aubrey de Grey sont ceux qui font le plus parler d’eux[6]. La médecine anti-âge repose sur le postulat que le vieillissement est un « déclin biologique » qu’elle a pour ambition de comprendre et maîtriser. Ceci la distingue de la gériatrie, une branche de la médecine qui lutte contre les maladies liées à l’âge, et de la gérontologie qui étudie les aspects psychologiques, cognitifs, sociales et biologiques liés au grand âge. Si on peut faire remonter son histoire aux années 1930 avec des études portant sur la restriction calorique, elle naît symboliquement en 1990 avec une publication de l’endocrinologue et nutritionniste Daniel Rudman portant sur les effets de l’hormone de croissance sur un panel d’hommes de plus de 60 ans, qui apparaissaient après six moins de traitement comme ayant moins de graisse et plus de muscles[7]. Cet article offre à la médecine anti-âge, encore embryonnaire, une caution scientifique[8]. Un an plus tard Daniel Rudman apportera un démenti à ses conclusions en constatant que les résultats obtenus disparaissent rapidement après l’arrêt des injections[9]. Depuis 1992, la médecine anti-âge dispose aux États-Unis d’une institution phare avec l’American academy of aging medecine (a4m) dont le slogan est : « The future of medecine today ». Son objectif est de produire des ruptures (breakthroughs), mais aussi, plus prosaïquement, des connaissances pratiques, des modalités de traitements et des compétences viades conférences et programmations en ligne. L’a4mrevendique plusieurs milliers de praticiens qui prescrivent des soins cosmétiques, l’usage de la chirurgie anti-âge, des principes de vie (comme des régimes hypocaloriques) et la prise d’hormones (dhea, hormones de croissance, Viagra®, etc.). La naissance de cette institution alimente l’illusion de la naissance d’une nouvelle spécialité médicale. Malgré le scepticisme dans ce champ médical, les mises en garde du gouvernement et de nombre de patriciens, les idées de l’aase propagent grâce à internet et aux forums[10]. L’anthropologue Courtney Mykytyn constate que la localisation des cliniques et des organisations dévolues à cette recherche sont concentrées en Amérique du Nord, en Europe et en Australie et se superpose à la concentration d’une population âgée ouverte sur la science et la médecine dite holistique, ou non conventionnelle, de prévention (qui s’oppose à la médecine « classique ») et disposant d’un système de santé[11]. L’émergence de ce mouvement tient, dans les années 1990, à l’espérance des baby-boomer, une génération nombreuse arrivant à l’âge de 40 ans, qui aspire à vivre plus longtemps. Une génération qui défie la médecine « classique », en réclamant et consommant des traitements et stimulant des approches alternatives, complémentaires. Les baby-boomersbaignent dans la libération politique : le mouvement des droits civiques, la seconde vague du féminisme. L’idée que l’individu peut prendre le contrôle de sa vie, s’émanciper et même avoir une prise sur sa biologie (empowerment) est une clé de compréhension, le tout dans un contexte ponctué par des avancées spectaculaires dans la génétique et les biotechnologies[12]. À l’intersection de l’injonction libérale de prendre en main sa santé, une culture de la perfectibilité, de la modélisation de soi, et un marketing offensif, l’usage de la prise de drogues se développe comme avec le Prozac® et le Viagra®[13]. La promesse de profits, préfigurés par ceux engrangés par ce dernier depuis sa mise sur le marché en 1998 aux États-Unis et, en 1999, en Europe, aiguise les ambitions. Aux États-Unis, de nombreuses entreprises s’engouffrent dans ce marché comme Geron Corporation (Télomérase), Elixir Medical Corporation (maladie cardiovasculaire), Genentech Inc. (ex : hormone de croissance), Advanced Cell Technology puis Ocata Therapeutic (médecine régénérative), Eukarion Inc. (antioxydant),etc. D’un autre côté, l’usage de la médecine et de la chirurgie esthétiques, médiatisé par des célébrités, participe à la construction de l’idée que l’âge, le vieillissement sont des problèmes sociaux et individuels. L’ensemble se cristallise pour produire l’idée d’une émancipation biologique. Chevillée à la biotechnologie, cette « libération » est nourrie par la science-fiction[14]. L’Europe n’est pas en reste : depuis 2010, elle a aussi son institution avec l’European society of preventive, regenerative and anti-aging medecine (esaam). La médecine anti-âge représente un mouvement qui tente de redéfinir le vieillissement. La visée, c’est la santé optimale, ce qui la rapproche de l’augmentation, l’anthropotechnie, le « better than well »[15]. Plus radicale encore apparaît l’approche développée par le biogérontologue, Aubrey de Grey.

 Une figure charismatique et enthousiaste : Aubrey de Grey 

Depuis la fin des années 1990, Aubrey de Grey est la figure charismatique, enthousiaste et flamboyante de ce mouvement. Cet ancien informaticien anglais a été formé à l’université de Cambridge, un lieu symbolique de la révolution scientifique qui a façonné notre représentation du monde et de nous-même[16]. Ses convictions transhumanistes font de lui un personnage discordant car radical au sein même du champ de la biogérontologie[17]. De manière générale, le transhumanisme peut être défini comme la volonté de s’abstraire des limites imposées par la biologie naturelle[18]. En d’autres termes, il s’agit d’un désir de prendre en main l’évolution, jugée imparfaite, la façonner, un techno-évolutionnisme, une techno-transcendance. Aubrey de Grey est né en 1963. Enfant unique, il est élevé par une mère célibataire, artiste et poète. Dès l’âge de huit, neuf ans, il est déterminé à faire « quelque chose qui fera la différence »[19]. Il est convaincu que la vieillesse est « quelque chose qui peut être réparée »[20]. Après un début de carrière comme informaticien, son intérêt pour la biologie est revivifié après son mariage avec une généticienne américaine, de 19 ans son aînée[21]. Auteur prolixe (plus de 180 articles), il publie dans de nombreuses revues académiques. Entre 2014 et 2016, il a été le conseiller « anti-âge », avec la biophysicienne Maria Konovalenko (cofondatrice en Russie du Parti de la longévité), de Zoltan Istvan, fondateur du parti transhumaniste américain et candidat à la présidence des États-Unis[22]. Il vit entre Cambridge en Angleterre et Mountain viewen Californie où il intervient à l’Université de la singularité, la Mecque du transhumanisme, installée sur un site de la NASA non loin de celui de Google. Aubrey de Grey est aussi membre du conseil d’administration d’Alcor Life extension foundation, une entreprise qui procède à la cryonisation des corps et du Foresight Institute fondée par Eric Drexler qui a pour objectif d’encadrer le développement de la nanotechnologie[23].

 Une nouvelle représentation du corps vieillissant

Pour Aubrey de Grey, la médecine anti-âge, comme une restauration physique et cognitive, stricto sensu, n’existe pas encore[24]. Il considère non pas travailler sur la longévité mais sur la santé : « Le gens ne pourrons vivre sur le long terme que si on les garde en bonne santé ». Le vieillissement devient une « maladie », étymologiquement « un mauvais état », qu’il faut mettre sous contrôle : « Nous aurons une médecine qui mettra le vieillissement sous contrôle de la même manière que nous le faisons pour la plupart des maladies infectieuses[25]. » Se distinguant de la gériatrie et de la gérontologie, il prétend travailler sur les causes et non les effets. Il distingue trois « étages » dans le vieillissement : le métabolisme, les dommages et le pathologique. Tout au long de la vie, les dommages s’accumulent. Non réparés, ils affectent le métabolisme. Dans un premier temps les dommages sont acceptables, mais bientôt le métabolisme est affecté, il ne fonctionne plus correctement, des pathologies apparaissent puis progressent[26]. La gériatrie se concentre sur les pathologies des personnes âgées déjà submergées. Selon lui, elle agit trop tard dans la chaîne des événements. De son côté, la gérontologie considérant que la prévention est meilleure que la cure, préconise d’agir au début de la chaîne causale. Malheureusement, la gérontologie a aussi son problème : la complexité du métabolisme humain car nous ne savons pas comment il fonctionne. Aussi, Aubrey de Grey préconise une troisième voie pour combattre le vieillissement, le retarder, c’est la maintenance. Autodidacte dans ce champ, c’est en ingénieur qu’il approche le sujet. Le corps est une machine qui doit être entretenue comme une voiture, une maison[27]. Il semble convaincu d’être porteur d’une révolution scientifique.  En 1997, il publie un premier article sur les mitochondries (considérées comme la centrale énergétique de la cellule)[28]. Ses recherches seront récompensées académiquement par un PhDde biologie de l’université de Cambridge selon une procédure spéciale qui fait état d’une découverte majeure. En 2000, se produit ce qu’il qualifie d’Eureka moment. Soudain, le vieillissement lui apparaît non plus comme une complexité, sur laquelle tout le monde théorise mais peu agissent, mais comme une accumulation dans notre corps de petits changements moléculaires, cellulaires, qui peuvent être réparés. Aussi pour intervenir sur le vieillissement, il n’est pas nécessaire d’avoir une compréhension globale de la complexité des interactions qui contribuent au vieillissement, mais agir simplement sur les dommages que fait celui-ci[29]. On assiste non seulement à un déplacement, une réévaluation du problème, mais aussi à un divorce entre connaissance et savoir[30]. Une nouvelle rationalité commune à l’usage du Big dataet à l’informatique dite cognitive résumée par l’expression : not knowing why but only what is enough[31]. Aubrey de Grey impressionne par l’énergie qu’il déploie : même les plus sceptiques débattent avec lui, comme l’épidémiologiste et biostatisticien S. Jay Olshansky[32].« I’m a big fan of Aubrey ; I love debating him. We need him. He challenges us and makes us expand our way of thinking. I disagree with this conclusion, but in science that’s okay. That’s what advances the field[33]. » De manière générale, Aubrey de Grey rejette l’idée que la sénescence, le vieillissement qui conduit à la mort comme un phénomène naturel, inéluctable. L’enjeu : transformer le vieillissement en une maladie, quelque chose dont on doit se libérer. La sénescence apparentée étymologiquement à la sénilité, légitime une vision négative de l’âge[34]. En ingénieur, il préconise d’attaquer le processus de vieillissement sous sept angles considérés comme autant de sous-problèmes : détruire les cellules surnuméraires qui se développent avec l’âge, empêcher les mutations des chromosomes et des mitochondries, éliminer les déchets à l’intérieur et à l’extérieur de la cellule et enfin régénérer celles-ci. L’amorce viendra, selon lui, lorsque l’on aura inversé le processus de vieillissement chez des souris grises (Mus musculus) dont l’espérance de vie moyenne est de trois ans. Imaginons qu’en 2016 ce stade soit atteint et que des souris de deux ans, au lieu de mourir en 2017, puissent atteindre 2019. Entre temps, deux ans de recherche auront été mises à profit afin d’améliorer la « thérapie » et peut-être prolonger l’espérance de vie des souris qui pourraient atteindre 2020 et, ainsi, doubler leur espérance de vie initiale. Les résultats publiés récemment faisant état de souris, il faut le souligner, génétiquement modifiées, ayant augmenté de 30 % leur espérance de vie moyenne. Sont-ils les prémisses des annonces faites par Aubrey de Grey ? A priori, augmenter l’espérance de vie de l’espèce humaine sera plus facile que pour les souris[35]. Ainsi, imaginons maintenant que l’on atteigne, en 2031, l’équivalent humain du phénomène entrevu pour les souris et qu’une douzaine de personnes de soixante ans double la trentaine d’année qu’il leur reste à vivre. En 2051, soit vingt ans plus tard, biologiquement toujours à soixante ans ces personnes auront en réalité quatre-vingt ans. Contrairement aux souris, au lieu d’avoir bénéficié d’une recherche de deux ans, les chercheurs auront eu vingt ans pour améliorer leurs « thérapies ». Assez, peut-être, pour ramener ces individus de soixante ans à quarante ans biologiquement. De cette manière, ces personnes, auront à nouveau vingt ans pour tirer profit d’une nouvelle génération de thérapies et ainsi de suite[36]. C’est ce qu’Aubrey de Grey nomme Longevity escape velocity : les progrès des recherches biomédicales, permettront, selon lui, de suspendre le vieillissement indéfiniment, jusqu’à 1000 ans peut-être[37]. Ici encore nous sommes frappés par l’analogie de cette « accélération accélérante » avec la loi de Gordon Moore et celle de la singularité technologique. Avec la Longevity, escape velocity,on assiste à un vacillement de laperspective anthropologique.

La guerre contre le vieillissement

En 2004, il annonçait cette étape à dix ans, soit 2014. Si rien ne s’est produit, il faut mettre à son crédit qu’il évaluait les fonds nécessaires à 100 millions de dollars par an pour atteindre cet objectif alors que sensResearch Foundation (pour strategies for engineered negligible– stratégie pour la création d’une sénescence négligeable) ne reçoit actuellement que 4 à 5 millions de dollars par an[38]. Aubrey de Grey constate qu’il passe plus de temps à répondre au pourquoi (desirability) plutôt qu’au comment (feasibility). C’est ce qu’il nomme la guerre contre l’âge. Cette guerre consiste à lutter contre un quasi consensus qu’il nomme « la transe du pro-vieillissement », « une rationalité/irrationnelle »[39]. Ainsi, selon lui, peu de scientifiques embrassent cette recherche à risque, car elle est peu sujette à l’ascension académique[40]. De même, le gouvernement et les firmes pharmaceutiques financent des recherches avec un retour sur investissement rapide[41]. Afin de briser ce « cercle vicieux » noué entre les politiques gouvernementales, les scientifiques et l’opinion qui fait obstacle aux fonds nécessaires à la recherche, il préconise l’usage de fonds privés. En 2007, il a publié Ending Aging, un ouvrage grand public, une véritable« machine de guerre » qui a pour objet de convaincre le grand public du bien fondé de cette recherche et capter des financements : « The most powerful thing you can do is to donate to the Methuselah Foundation[42]. » Cofondée en 2003 avec Dave Gobel la Methuselah foundationa pour objectif de développer une source de financement alternatif. Cette stratégie est complétée par un prix de recherche sur le modèle du X Prize développé par le codirecteur de l’Université de la singularité et libertarien Peter Diamandis. Methuselah Mouse Prize doit encourager des recherches significatives dans le ralentissement du processus de vieillissement, voire son renversement.Ce qui est frappant dans le discours d’Aubrey de Grey, c’est la naïveté apparente des motivations qui étayent ses investigations, l’abîme séparant la nature de la recherche de l’argumentaire qui sous-tend le projet. Aubrey de Grey déclare explicitement refuser la posture du sociologue, il considère que ce n’est pas de son ressort d’évaluer les conséquences sociétales qui découleront de ses recherches[43]. Selon lui, nous avons le devoir d’offrir au gens le choix de vivre aussi longtemps qu’ils le souhaitent. « The reason we have an imperative, we have a duty, to develop these therapies as soon as possible is to give future generations the choice. […] We have the duty not to deny people that option[44]». Il répond ici à une attente de certains transhumanistes qui s’inscrivent dans une « démocratie radicale », qui met au centre la liberté individuelle de chacun à se modifier pour échapper, selon la belle expression de Laurent Alexandre, à « la tyrannie du destin », de la nature et de la condition sociale[45]. Si l’on évoque l’éthique, Aubrey de Grey l’estime comme « relative » et répond, de manière désarmante, en évoquant le droit à la vie[46]. Il considère le problème du surpeuplement, a prioriinhérent à l’extension de la vie comme un faux problème. N’ayant pas d’enfant, il a la conviction que la reproduction est un produit de l’endoctrinent et si les personnes avaient le choix entre avoir des enfants et l’extension de leur vie, leur choix serait rapide[47]. Il fait une comparaison audacieuse entre « la guerre contre l’âge » et celle menée contre le virus du sida. Il imagine que le SIDA mute et devient transmissible par l’air. Avec 3 millions de personnes infectées aux États-Unis, les médicaments coûtent 30 milliards de dollars par an. Si tous les Américains étaient infectés, il en coûterait alors 300 milliards de dollars, 1 milliard par jour. L’argent dépensée militairement en Irak à cette époque (2007). Dans ce scénario, l’argent ne serait plus un problème. Astucieusement, avec cet artifice fictionnel, il renforce l’analogie entre le vieillissement et un virus[48].

Conclusion

Ces quelques éléments interrogent notre devenir, notre finitude, mais aussi notre identité. Le corps vieillissant apparaît comme une entrave, une limite à la contingence, à nos aspirations. Requalifié en maladie, il doit être masqué, combattu. Avec le bioprogressiste Aubrey de Grey, nous sommes sur la pointe avancée d’un projet de transcendance technologique, d’une émancipation de la contrainte biologique, ne plus avoir de limites, faire ses choix : « choisir ses limites » pour reprendre l’expression du philosophe Nick Boström, une autre figure du transhumanisme[49]. Chez les transhumanistes, la lutte contre le vieillissement est une recherche prioritaire, dans idéal posthumain chacun pourra choisir de vieillir et, par extension, de mourir quand bon lui semblera[50]. À ce stade, la lutte contre le corps vieillissant comme défaillant apparaît comme une quête, celle d’une délimitation, en termes d’arpentage : trouver sa mesure. Le discours d’Aubrey de Grey est « monstrueux » au sens ou il interroge nos normes, nos limites ; c’est un ouvert, une échappée possible, un vertige.Ceci fait échos aux travaux de Céline Lafontaine qui dressait, il y a quelques années, les traits de la société dite postmortelle, l’histoire d’une déconstruction biomédicale et, conjointement, la désymbolisation de la mort à l’œuvre depuis le XVIIIsiècle dont la biogérontologie apparaît comme la dernière modulation[51]. Si les travaux menés par Aubrey de Grey ne lui permettent pas encore d’augmenter radicalement son espérance de vie, il a déjà pris ses précautions en souscrivant un contrat de cryopréservation, qui lui permettra peut-être une « réanimation », lorsque les moyens techniques seront disponibles.

 

[1] Vincent Guérin est docteur en histoire contemporaine.

[2] Knapton Sarah, « World’s first anti-ageing drug could see humans live to 120 », The Telegraph, 29 novembre 2015.

[3] Callaway Ewen, « Destroying worn-out cells makes mice live longer, Elegant experiment confirms that targeting senescent cells could treat age-related diseases », Nature, 3 février 2016.

[4] Bosch C.G. Thomas, « Why polyps regenerate and we don’t. Towards a cellular and molecular framework for Hydraregeneration », Developmental Biology, vol. 303, no2, 15 mars 2007, p. 421-33.

[5]Gruman Gerald, A history about of ideas about the prolongation of life [1966], NY, Springer, 2006 ; Cave Stephen,  Immortality. The quest to live forever and how it drives civilization, NY, Crown, 2012.

[6]Mykytyn E. Courtney, « A history of the future: the emergence of contemporary anti-ageing medicine », Sociology of Health & Illness, vol. 32, no2, 2010, p. 183.

[7] Rudman Daniel et al, « Effects of human growth hormone in men over 60 years old », N Engl J Med, 5 juillet 1990 ; Saxon Wolfgang, « Daniel Rudman, 67 ; Studied hormones and ageing », New York Time, 20 avril 1994.

[8] Mykytyn E. Courtney, « A history of the future: the emergence of contemporary anti-ageing medicine », op. cit., p. 184.

[9] Saxon Wolfgang, « Daniel Rudman, 67; Studied hormones and ageing », op. cit.

[10] Mykytyn E. Courtney, « A history of the future: the emergence of contemporary anti-ageing medicine », op. cit., p. 186-187.

[11] Ibid.,p. 183.

[12] Ibid., p.185.

[13] Idem.

[14] Idem.

[15] Elliot Carl, Better than well. American medecine meets the american dream, NY, London, Norton, 2003.

[16] Nulan Sherwin, « Do you want to live forever? Aubrey de Grey thinks he knows how to defeat aging. He’s brilliant but is he nuts? », Technology Review, MIT’s Magazine of Innovation, février 2005, p. 37.

[17] Grey Aubrey de, « Escape velocity: Why the prospect of extreme human life extension matters now », Plos, Biology, 15 juin 2004.

[18] Boström Nick, « Human genetic enhancements: A transhumanist perspective », Journal of value inquiry, vol. 27, no4, p. 493-494.

[19] Nulan Sherwin, « Do you want to live forever? Aubrey de Grey thinks he knows how to defeat aging. He’s brilliant but is he nuts? », op. cit., p. 42.

[20] Ibid, p. 38.

[21] Ibid., p. 42 ; « La personne qui pourrait avoir une durée de vie à quatre chiffres est déjà née » Natura News, 2010, http://www.nutranews.org/sujet.pl?id=1093.

[22] Site de Zoltan Istvan, http://www.zoltanistvan.com/.

[23] Curriculum vitae, http://www.sens.org/about/leadership/executive-team.

[24] Grey Aubrey de, « The war on aging. Speculations on some future chapters in never-ending story of human life extension » inMichael R. Rose, The scientific conquest of death. Essay on indefinite lifespans, Buenos Aires, LibrosEnRed, 2004, p. 29.

[25] Grey Aubrey de, « A thousand years young », The Futurist, mai-juin, 2012, p. 19.

[26] Nulan Sherwin, « Do you want to live forever ? Aubrey de Grey thinks he knows how to defeat aging. He’s brilliant but is he nuts? », op. cit., p. 20.

[27] Grey Aubrey de avec Rae Michael, Ending aging. The rejuvenation breakthroughts that could reverse human aging in our lifetime, NY, St Martin Griffin, 2007, p. 326 ; Grey Aubrey de, « An engineer’s approach to developing real anti-aging medicine », inStephen Garrard Post et Robert H. Binstock H., The fountain on youth: cultural, scientific, and ethical perspectives on a biomedical goal, Oxford, oup, 2004, p. 250.

[28]Grey Aubrey de, « A proposed refinement of the mitochondrial free radical theory of aging », BioEssays, 19, 1997, p. 161-166.

[29]Grey Aubrey de avec Rae Michael, Ending aging. The rejuvenation breakthroughs that could reverse human aging in our lifetime, op. cit.,p. 5.

[30]Gorz André, L’immatériel, Paris, Galilée, 2003.

[31] Cukier Kenneth et Mayer-Schönbernger Viktor, Big data. A revolution that will transform how we live, work and think, London, John Murry, 2013.

[32] Nulan Sherwin, « Do you want to live forever? Aubrey de Grey thinks he knows how to defeat aging. He’s brilliant but is he nuts? », op. cit., p. 40.

[33] Idem.

[34] Vincent A. John, « Ageing contested: Anti-ageing science and the cultural construction of old age », Sociology, vol. 40, no4, août 2006, p. 686-687.

[35] Grey Aubrey de avec Rae Michael, Ending aging. The rejuvenation breakthroughs that could reverse human aging in our lifetime, op. cit.,p. 337.

[36] Ibid, p. 329.

[37] Grey Aubrey de, « A thousand years young », op. cit., p. 23.

[38] Grey Aubrey de, « Escape velocity. Why the prospect of extreme human life extension matters now », Plos, Biology, 15 juin 2004.

[39] Grey Aubrey de avec Rae Michael, Ending Aging. The rejuvenation breakthroughs that could reverse human aging in our lifetime, op. cit.,p. 312.

[40] Nulan Sherwin, « Do you want to live forever? Aubrey de Grey thinks he knows how to defeat aging. He’s brilliant but is he nuts? », op. cit., p. 38.

[41] Ibid, p. 45.

[42] Grey Aubrey de avec Rae Michael, Ending aging. The rejuvenation breakthroughs that could reverse human aging in our lifetime, op. cit.,p. 336.

[43]Guillory Franck, « Aubrey de Grey: à la recherche de la jeunesse éternelle » JolPress, 2012, http://www.jolpress.com/sciences-aubrey-de-grey-jeunesse-eternelle-vieillissement-genes-article-816059.html.

[44] Nulan Sherwin, « Do you want to live forever? Aubrey de Grey thinks he knows how to defeat aging. He’s brilliant but is he nuts ? », op. cit., p. 43.

[45] Alexandre Laurent, « Transhumanisme versus bioconservateur », Les Tribunes de la santé, no35, 2012/2, p. 75-82.

[46] Grey Aubrey de avec Rae Michael, Ending Aging. The rejuvenation breakthroughts that could reverse human aging in our lifetime, op. cit.,p. 216.

[47] Nulan Sherwing, « Do you want to live forever? Aubrey de Grey thinks he knows how to defeat aging. He’s brilliant but is he nuts? », op. cit.,p. 44.

[48] Grey Aubrey de avec Rae Michael, Ending aging. The rejuvenation breakthrough that could reverse human aging in our lifetime, op. cit.,p. 319.

[49] « Entretien avec Nick Bostrom, le transhumaniste en chef », Argument, politique, société et histoire, vol. 1, no8, automne-hiver 2005-2006.

[50] Idem.

[51] Lafontaine Céline, La société postmortelle. La mort, l’individu et le lien social à l’ère des technociences, Paris, Seuil, 2008.